Voici l'article que j'avais écrit à mon retour de cette expédition pour la revue annuelle du CAF angoumoisin.

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Un cagouillard au pays des lamas, rien de bien nouveau me direz-vous... Pourtant, la Cordillère Blanche du Pérou vaut bien la peine de s'y attarder une nouvelle fois...

Flash-back, juin 97. A peine débarqué sur le Continent sud-américain, je suis entraîné dans un tourbillon d'images et d'émotions qui m'amènera en moins d'une semaine à 70 mètres du sommet de l'Alpamayo. De retour à Santiago du Chili, je n'ai plus qu'une idée en tête : recommencer ! L'année suivante, faute de vacances - eh oui petits veinards, on est loin des cinq semaines de congés payés par ici - je ronge mon frein, me "contentant" des beautés chiliennes. Il m'aura donc fallu attendre cet hiver austral pour retrouver enfin mes nevados queridos.

Cette fois ci, pas de précipitation, le coup est bien monté, avec toute l'expérience glanée depuis deux ans sur les sommets de la Grande Cordillère. Ce sera une expédition légère ; je partirai encordé avec Jean, un ami français de Santiago. Un des gros avantages de cette région des Andes est justement qu'elle sait marier à la perfection son côté sauvage avec une dimension à échelle humaine. Ici, pas besoin d'une grosse logistique à l'himalayenne. Les porteurs ou les ânes, quand ils sont nécessaires, peuvent s'engager simplement dans la rue, et les marches d'approche les plus longues durent à peine deux jours.

Paradoxalement, les topos concernant cette région sont plutôt monnaie rare et les descriptions des voies bien sommaires. Qu'importe ! Cela favorise le rêve, non ? Plus de deux mois à hésiter entre les Huandoy, l'Artesonraju, le Ranrapalca, le Copa et des dizaines d'autres nevados, imaginant les pentes de neige, les séracs et les arêtes éfilées... Et dire que je n'ai que deux semaines de vacances... Je me sens aussi frustré qu'un participant de feu La Roue de la Fortune, incapable de se décider entre le téléviseur à 4000 francs ou la machine à laver à 3500. Finalement, on jettera notre dévolu sur le San Juan (5885 m) pour s'acclimater, et la face sud de l'Artesonraju (6025 m) la deuxième semaine. Et puis on verra bien sur place comment çà se présente !

Samedi 10 juillet, midi heure locale. Par miracle, il ne manque aucun sac à la descente de l'avion dans lequel on a bien failli ne jamais monter (merci le sur-booking !) ; bonne augure pour la suite du voyage ? Pour la troisième fois, je retrouve la moiteur de Lima. Quel changement depuis ce matin, où nous avons laissé Santiago dans les premiers jours de ce qui promet être un hiver froid et sec ! Le petit tour culturo-touristique dans le centre ville, toujours aussi poisseux, a bien du mal à me faire patienter avant le départ du bus à destination de Huaraz. C'est que les jambes me démangent drôlement après tout ce temps à ronger mon frein en feuilletant le topo ! Une nuit de voyage le long d'une route parfois bien cahoteuse nous conduit vers le Katmandou péruvien, point de passage et camp de base obligé de tout prétendant à la Cordillère Blanche.

A part une prolifération notable des cafés internet, Huaraz a peu changé en deux ans. On y note, c'est vrai, un peu plus de mouvement grâce à deux nouvelles mines d'or et de zinc en construction dans les environs, quelques nouvelles agences de tourisme d'aventure, mais les gens sont restés les mêmes et la ville a toujours cet aspect de chantier perpétuel. Le Pérou, quoi... A déambuler dans ses rues bruyantes, colorées et "parfumées", je commence doucement à réaliser que je suis en vacances...

Premiers contacts avec la réalité: il a beaucoup neigé dernièrement, anormalement pour la saison, et même si le temps s'est maintenant stabilisé, il y a beaucoup de sommets qui ne sont pas dans des conditions optimales... Le San Juan ? personne ne connaît.... Il y en a bien quelques uns qui disent y être allés mais aucune des descriptions ne concorde. En tout cas c'est sûr, cette saison, personne ne s'est encore aventuré dans la quebrada de Quilcayhuanca, pourtant toute proche de Huaraz. Je ne sais pourquoi, mais c'est le genre de détail qui me met plutôt l'eau à la bouche... La journée du dimanche est suffisante pour boucler les derniers préparatifs et régler les détails de l'approche du lendemain. Notre chauffeur passera nous prendre à cinq heures du matin pour nous conduire jusqu'au hameau de Pitec, à 3800 m d'altitude, où il parait que l'on peut trouver à louer un âne pour faciliter la remontée de la vallée.

Deux jours plus tard, au dessus du camp de base où nous venons de passer la nuit en compagnie de quatre randonneurs gringos, chaque pas nous éloigne un peu plus de notre baudet... Les épaules rechignent à encaisser les 30 kilos du sac à dos (quel est le petit malin qui, plus haut, parlait d'expédition légère ?). Heureusement, une fois encore le panorama est grandiose. Le roi de la fête aujourd'hui s'appelle Cayesh, dont l'impressionnante face ouest, parcourue par quatre ou cinq voies de mixte entre TD+ et ABO, nous laisse songeurs... "Du haut de ces 800 mètres, une belle page de l'histoire de l'andinisme vous contemple" disait l'autre... Le San Juan est moins ostentatoire, en fait on ne le voit à aucun moment durant la montée et comme les traces ne sont pas légion, il nous faudra deux jours pour trouver le cheminement correct vers l'arête est, au dessus du camp d'altitude...

Jeudi 15 juillet. Enfin nous nous lançons vers notre objectif. De temps à autre, on discerne quelques constellations australes entre deux nuages. Ce n'est pas le grand beau mais çà devrait passer... Le lever du jour nous trouve vers 5200 mètres, dans l'isolement le plus complet, à deux jours de marche du Péruvien le plus proche... Mine de rien, quand on se prend à y penser, on devient beaucoup plus prudent à chaque saut de crevasse. Mon portable ne me servirait pas beaucoup par ici... Après quelques belles pentes à 55-60 degrés, la neige devient lourde, très lourde. Les quatre heures suivantes, occupées à ouvrir une véritable tranchée entre séracs et crevasses auront raison de notre motivation. L'arête sommitale, que l'on a eu tant de mal à identifier, et qui maintenant nous domine dédaigneusement, ne donne pas trop envie d'y danser la salsa... Bref, le San Juan et ses 5886 mètres, ce ne sera pas pour cette fois ci...

C'est drôle de réaliser que depuis que je grimpe dans les Andes, j'ai appris à accepter l'échec avec beaucoup plus de facilité qu'avant. Je me rappelle encore ma frustration après mes premiers "buts" dans les Alpes ; rien à voir avec notre tranquillité au moment de faire demi-tour sous le sommet du San Juan ! Çà doit être un effet d'échelle... Qu'importe, ces premiers jours nous auront permis de bien nous acclimater, et surtout de profiter de toute la splendeur de cette vallée isolée.

De retour à Huaraz, à peine repus et lavés et nous pensons déjà à notre second objectif. Un petit tour à la Casa de Guías nous confirme nos appréhensions: l'Artesonraju est toujours invaincu cette saison, et ce malgré les assauts répétés menés ces derniers jours par une forte expédition de secouristes espagnols. Cette fois ci, le doute s'installe ; si 13 basques dopés au jamón serrano et au chorizo ont dû s'arrêter à 200 mètres du sommet, comment deux franchutes maigrichons comme nous, allons pouvoir faire mieux ? D'autant que notre expérience au San Juan nous incite au respect et à la modestie... A contre coeur, nous décidons donc de changer d'objectif. Pas facile... J'en ai tant rêvé de cette face : un toboggan parfait de 800 mètres, incliné à 60 degrés. Et sans même pouvoir essayer, encore... Mais il faut nous rendre à l'évidence ; peu de sommets techniques sont en conditions. De la neige et encore de la neige, et il faudrait une bonne semaine de beau temps pour qu'elle daigne enfin se transformer. Les seules voies éprouvées sont les normales des sommets classiques, les valeurs sûres.

"Ah non, pas cool !", s'exclame Jean qui, après avoir craché ses poumons sur les pentes de l'Aconcagua au début de l'année, s'était bien juré d'éviter soigneusement toutes les bavantes d'altitude... Mais tant qu'à faire facile, autant faire le plus beau, et tout naturellement, notre choix se porte sur le sommet sud du Huascarán, point culminant des Andes péruviennes. A défaut d'y être tranquilles, au moins on aura de l'air pur... Nous sommes si désabusés que nous en engageons un porteur, pour nous faciliter la montée jusqu'au camp 2, d'où s'attaque le sommet. Le contrat est vite négocié: 10% d'avance, le reste au retour, le manger, le dormir, contre quoi Glorio nous soulagera de 20 kilos, ce qui n'est quand même pas rien... Le départ est fixé pour le lendemain dimanche, à 07H00.

Dans le colectivo qui nous mène de Huaraz au village de Musho, nous faisons connaissance de notre nouveau compagnon. Dans son espagnol un peu trébuchant (sa langue maternelle, comme 95% des habitants des vallées environnantes, est le Quechua), il nous raconte sa vie, passée entre la culture de ses maigres terrains, sa famille et sa profession de maçon qu'il abandonne dès qu'il peut trouver quelques gringos à accompagner en montagne... Au cours des quatre jours qui suivent, nous aurons l'occasion de mieux connaître Glorio, d'une simplicité et d'une gentillesse touchante, à mille lieux de l'arrogance ou le mépris de bon nombre de péruviens qui vivent du tourisme... En fin de matinée, les formalités d'entrée dans le Parc National du Huascarán remplies, nous commençons l'approche. D'emblée, l'ambiance change, et l'on est loin de la tranquillité goûtée au San Juan... Après le Pisco et l'Alpamayo, le Huascarán est certainement le sommet le plus couru de la Cordillère Blanche, et cela se sent. Espagnols, Français, Américains, Argentins, Péruviens... on ne va pas se sentir seuls sur le chemin du camp de base ! Perché au pied du socle rocheux de la montagne, il est plus facile d'accéder à celui-ci que d'y trouver un emplacement entre les tentes d'intendance que les expés commerciales n'hésitent pas à planter à demeure ! Mais le splendide coucher de soleil sur la Cordillère Noire, qui fait face à sa cousine la Blanche fait oublier bien vite ce petit désagrément...

Le reste de l'approche jusqu'à la Garganta, col glaciaire caractéristique qui sépare les deux sommets du Huascarán vers 6000 m, se fait généralement en deux jours. Après la remontée de grandes dalles lisses, témoins du recul subit par le glacier, le parcours se déroule crampons aux pieds, sur des pentes de neige débonnaires entre 20 et 40 degrés. La trace est faite, les plateformes pour les tentes aussi... on se croirait sur le Mont-Blanc aux alentours du 15 août ! Mais qu'importe, on est en montagne, le coeur léger, le souffle court, et c'est bien çà le plus important. Les informations glanées auprès des quelques cordées victorieuses que nous croisons sont fluctuantes: "Easy, 5 hours from camp 2" d'après certains, "Joder, demasiado viento esta mañana, me c... en la leche" selon d'autres, "Ah c'est beau, dieu que c'est beau" à ma droite, "Yamutashi, Huaskarán Hara-Kiri" à ma gauche... On verra bien demain comment çà se présente.

Mercredi 21 juillet, 5900 m, une heure du matin, faut se lever... En fait çà fait déjà un bon bout de temps que je suis réveillé; entre l'altitude et le raffut dans les tentes voisines. Un groupe de Français, pour changer... Glorio se charge du réchaud pendant que nous troquons le duvet contre la polaire et la salopette Gore-Tex. Les gorgées de thé ont bien du mal à faire passer les barres de céréales ; c'est pas chrétien un petit déj' dans ces conditions ! Un peu avant deux heures, nous émergeons de la tente. Surprise, il n'y a quasiment pas de vent, seulement un froid sec et modéré (tout est relatif à cette altitude). Vite, nous emboîtons le pas aux deux groupes qui nous précèdent. Tout de suite je le sens ; j'ai une pèche d'enfer, l'acclimatation de la première semaine produit son effet. Aujourd'hui va être le grand jour ! Nous rejoignons et dépassons rapidement nos Français (pas la peine de partir si tôt...) et avons bientôt la montagne pour nous seuls... Le rythme est bon, Jean tire un peu la langue mais rien de bien grave. Vers cinq heures, le ciel s'éclaircit sur la gauche. Un petit vent fait brusquement chuter la température, çà caille ! Trois quarts d'heure plus tard, nous dépassons l'altitude du sommet nord du Huascarán, qui rend un peu plus de 100 mètres à son vis-à-vis. Mon altimètre marque six mille trois et des poussières, il est un peu perdu le pauvre... Les dernières pentes sont les plus longues ; dans un ultime effort pour résister à la conquête, le Huascarán n'en finit pas d'étaler ses antécimes, l'une après l'autre. A 06H15 précises, enfin, le soleil vient brusquement me frapper au visage. Ebloui, je tarde quelques secondes à réagir: LE SOMMET !! Je me retourne vers Jean qui, la mine un peu défaite, ébauche quand même un large sourire... Oubliés la frustration de la vallée et les efforts de la montée ... Nous sommes devenus des spectateurs privilégiés, aux premières places de la loge VIP de la Cordillère Blanche. Un temps exceptionnel, des nevados a perte de vue ; pas un ne manque à l'appel... On discerne même tout là-bas, à plus de 100 kilomètres vers le sud, l'imposant Yerupaja, deuxième sommet du Pérou et point culminant de la Cordillère de Huayhuash. Vers sept heures, deux américains viennent nous tirer de notre contemplation. J'ai l'impression d'être dans un état de lévitation, en apesanteur ; tout parait si léger sur cette plateforme sommitale... J'en avais presque oublié la présence d'autres êtres humains sur la montagne... Accolades et photos de rigueur (comment refuser ce rituel à 6768 mètres d'altitude ?), et il est (trop vite...) bientôt temps pour nous de songer à la descente. Une demi-heure sous le sommet, nous retrouvons nos Français, pas bien glorieux, mais toujours vaillants; "Courage, y'en a pu' pour longtemps !" Je découvre le relief de cette face que la nuit noire ne nous avait pas dévoilé, les crevasses sans fond que nous avons sautées à l'aveuglette (mais encordés...), et les séracs que nous avons longés sans nous en rendre compte. Nous rejoignons le camp 2 vers 09H30, avec le sentiment du travail bien fait. Glorio nous félicite chaudement, les sacs sont remplis et nous basculons vers la vallée...

Santiago, 07 octobre 1999... Je suis là, assis devant mon ordinateur, les yeux dans le vague, perdus entre les souvenirs de ces quelques jours passés hors du temps... Pas facile de coucher sur le papier cette myriade d'images et de sensations. J'espère quand même avoir pu vous en transmettre quelques unes. Sinon tant pis, il vous restera toujours l'option de sauter dans le premier avion pour Lima et de succomber par vous même aux charmes de la Cordillera Blanca...

Fiche technique

San Juan - 5885 m - Arête Est : AD+, 5 jours a/r depuis Huaraz, pentes à 60º mais corniche sommitale très délicate

Huascarán sud - 6768 m - Voie normale (par la Garganta) : PD+/AD, 4 a 5 jours a/r depuis Huaraz, quelques pentes à 40º

Guide pratique

Accès : en avion jusqu'à Lima, puis bus de Lima à Huaraz (400 km, 7 à 9 heures de route). Il est préférable de se renseigner au préalable depuis la France sur les adresses et les tarifs des compagnies routières (je recommande Cruz del Sur ).

Sur place : dans Huaraz, il est très facile de se loger pour pas cher (US$ 5 par nuit et par personne) dans une des nombreuses pensions du centre. Je recommande chaudement au passage la pension de mon amie Zarela. Le rayon alimentation du marché couvert couvrira presque tous les besoins du grimpeur-randonneur affamé que vous êtes (à part peut-être les gourmets qui ne peuvent pas se passer de leur gratin d'écrevisse lyophilisé ou de leurs barres Gerblé...). Prévoyez un réchaud à essence, plus sûr et plus puissant, et un grand sac à dos. Au moment de boucler ce sac, n'oubliez pas que si les températures sont semblables à celles des Alpes en été, les bivouacs sont plus courants... La logistique à mettre en place est minimale ; tout peut s'organiser sur place, l'idéal étant de réduire les intermédiaires au minimum. Il peut être plus facile, lors d'un premier voyage, d'utiliser les services d'une agence de tourisme locale, mais ce serait se priver de contacts si enrichissants... En bref et à part la langue, c'est pas tellement plus compliqué que de vadrouiller dans le Valgaudemar...

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