SAMEDI 28 JUIN : de Santiago à Huaraz

Çà y est, le grand jour est arrivé... Des mois de rêveries, des semaines de préparation, et enfin la sonnerie m'arrache (le mot est faible !) au sommeil. Trois heures quarante-cinq, ce n'est pas une heure chrétienne... mais la montagne mérite bien çà et malheureusement, elle appartient à ceux qui se lèvent tôt. En fait, ce n'est pas le réveil qui sonne mais bien le téléphone, je me disais que cette sonnerie était un peu forte. Ce brave Ricardo, en tant que responsable du transfert des troupes à l'aéroport, fait ainsi le tour de cloche pour s'assurer que tout le monde est sur pieds.

Quatre heures et quart et un froid de canard... c'est que l'hiver vient de commencer ici à Santiago. On a du mal à croire que dans quelques heures on suera à grosses gouttes dans les couloirs de l'aéroport de Lima. Au moins, çà réveille. La micro arrive à l'heure prévue (un miracle au Chili ; l'expédition s'augure bien !) avec à son bord la Susana et Paulo, el Chino et el Tío Lucho coiffé d'un beau béret péruvien (histoire de se mettre tout de suite dans l'ambiance). Je suis l'avant dernier de la liste et il ne manque plus que Ricardo que nous récupérons quelques rues plus loin.

A l'aéroport, nous retrouvons le reste de la bande ; Alejandra, tout sourire malgré l'heure matinale, et enfin Felipe et Roberto, les deux guaguas du groupe puisqu'ils n'ont pas encore fêté leurs 18 ans. Nous y retrouvons aussi tout le matos de l'expédition que le père de Felipe à amené dans sa camionnette : containers de nourriture et de matériel technique : cordes, piolets, crampons, mousquetons, broches à glace, estacas (pieux à neige), coques plastiques, tentes, réchauds et j'en passe et des meilleures... : au total 347 kilos... Pauvres mules péruviennes, j'espère qu'elles ont les reins solides ! Il y a là aussi une huitaine d'amis et familiares de tout ce petit monde. Les formalités d'enregistrement de bagages terminées (merci Aeroperú pour nous permettre 40 kg de bagages par personne), la dernière photo souvenir, les dernières embrassades et recommandations et à sept heures nous voilà dans l'avion. Attention, décollage et c'est parti con destinación a la Cordillera Blanca del Perú  !

Dans l'avion, l'enthousiasme général retombe un peu et l'ambiance tourne au soporifique. Il faut dire qu'après un beau lever de soleil, le paysage devient vite monotone : de l'eau et encore de l'eau à notre gauche (l'Océan Pacifique), du sable et encore du sable à notre droite (les déserts chiliens). D'autant plus que les hôtesses ont dû laisser leur sourire à terre, et rien à faire pour les dérider...

Atterrissage sans encombres à Lima (ouf ! finalement il y a bien quelques avions de Aeroperú qui ne se scrashent pas en vol...) à neuf heures, heure locale, après trois heures dans les airs (encore une fois la magie des fuseaux horaires). Comme prévu, changement d'ambiance : 25º, 80% d'humidité ; pas de problème, on est bien plus près de l'Equateur et on troque vite fait le pantalon de polaire contre le petit short. Comme prévu aussi, on retrouve Persi, un ami péruvien de longue date du Tio Lucho, qui durant tout notre séjour au Pérou sera d'une incroyable gentillesse et efficacité pour résoudre tous les problèmes de transport, location de mules, achat de nourriture et souvenirs. Originaire de Huaraz où il s'est occupé un long moment d'organiser des séjours touristiques et des expéditions (çà tombe bien !), il sera pour nous plus qu'un accompagnateur (ce qui est déjà beaucoup car rien ne vaut un guide péruvien au Pérou...) et deviendra bien vite le pote de tout le monde.

Seule fausse note au tableau ; Andrew, mon ami gringo et dernier membre de l'expédition, n'arrive pas avec l'avion prévu. Apparemment, un avion a été annulé au départ de Cuzco, où il vient de passer une semaine touristique entre le lac Tititaca et les ruines du Machu-Pichu, laissant pas mal de gens en rade (c'est çà le Pérou !). Je reste donc à l'aéroport à attendre le vol suivant pendant que le reste du groupe, sous la conduite de notre Persi national va effectuer quelques achats au supermarché du coin.

Deuxième vol en provenance de Cuzco et las !, Andrew n'apparaît toujours pas... La troisième fois sera la bonne, ou presque puisque si Andrew a pu monter à bord de l'avion, ses bagages sont quant à eux bien restés à Cuzco... La logistique de Aeroperú est apparemment optimisable. Mais bon, on ne peut pas trop se plaindre non plus ; nos quatre cents kilos de matériel sont eux arrivés à bon port. Ne pouvant attendre plus longtemps, nous décidons de laisser le pauvre Andrew se battre avec les hôtesses de Aeroperú pour récupérer ses affaires dans les meilleurs délais. Il nous rejoindra demain à Huaraz avec un groupe de Suisses qui se trouve dans le même cas que lui.

Vers trois heures trente de l'après-midi donc, nous embarquons dans notre micro et commençons à avaler les kilomètres (environ quatre cent cinquante) qui nous séparent de notre prochaine étape : Huaraz, aux pieds de la Cordillère Blanche. A peine sorti de Lima, le paysage est une succession de dunes de sable, parsemées de bidon-villages (on note tout de suite la pauvreté du Pérou) et de terrains d'entraînement militaires... Le voyage est ponctué par les contrôles de routine de la police (ou de l'armée, on ne sait plus très bien...) : "Pasaportes, ¿a donde van ?, ¿que van a hacer ?"... Çà étonne la première fois, au bout de la troisième, on s'habitue. Le Pérou était encore il n'y a pas si longtemps de cela une dictature militaire. Initialement prévu en six à sept heures, le voyage va finalement s'éterniser pendant plus de onze..., c'est que çà monte : brutalement réveillé par un saut de la micro sur un nid de poule, je me surprends à lire l'altitude de 4200 mètres sur ma montre altimètre ! Pas de doute, on est bien au Pérou !

Vers deux heures et demi du matin, nous pénétrons enfin dans Huaraz où à grands coups de klaxon (apparemment ils ne connaissent pas le tapage nocturne par ici), nous réveillons le propriétaire de l' hostal où nous allons loger les deux nuits suivantes. Déchargement du matériel, découverte des "chambres" (piaules serait un mot plus adéquat ; la Posada Azul n'est pas le Georges V mais bon, ce n'est pas non plus le même prix..., on ne peut pas tout avoir !) et on se jette dans les sacs de couchage. Mon rêve de douche bien chaude s'évanouit à la vue de l'installation archaïque pompeusement appelée ducha caliente. Tant pis ; on verra demain quand il fera jour...

DIMANCHE 29 JUIN : derniers préparatifs à Huaraz

Sonner du clairon à 8 heures, encore une nuit bien courte..., mais on n'est pas tous les jours au Pérou, alors autant en profiter. Nous sommes officiellement invités chez Persi pour le desayuno à dix heures. En attendant, j'en profite pour découvrir la ville en compagnie de Felipe. Huaraz : 3091 mètres d'altitude, 80.000 habitants et l'allure d'un village (je ne sais pas où dorment les 80.000 personnes...). C'est la ville la plus importante de la région et le point de départ de toutes les expéditions qui se réalisent dans la Cordillera Blanca (un peu le Chamonix du coin avec le Huascaran en lieu et place du Mont-Blanc). Située à deux pas de cette cordillère, elle est surplombée par des Nevados impressionnants ; çà promet...

Côté urbanisme, c'est un peu la désolation ; la moitié des rues ne sont pas goudronnées, les piliers des immeubles présentent la caractéristique singulière de n'être pas terminés (les armatures métalliques en sortent comme des antennes, afin de permettre la construction éventuelle de futurs étages...). Bref, çà ne transpire pas la richesse. Un tour au marché fruits et légumes, bien coloré, à celui des viandes, bien bourdonnant (les mouches sont légions et je décide sagement de modifier quelque peu les premiers menus du lundi et mardi : nous nous passerons de viande et la remplacerons avantageusement par des saucisses de Frankfort...), à celui des vêtements ou autres ustensiles divers, bien bruyant (les prix se discutent fermement !), et nous voilà rendus à la Plaza de Armas, au centre de la ville juste à l'heure pour assister à une belle démonstration patriotique avec défilé des différentes écoles en uniforme, de la police, de la gendarmerie, des gardes du Parc National du Huascaran, des pompiers et j'en passe et j'en oublie... le tout au son des différentes fanfares et discours au micro. Renseignement pris, c'est comme çà tous les dimanche matins et dans la plupart des villes et villages du Pérou depuis le récent conflit frontalier avec l'Equateur il y a trois ans...

A dix heures, nous nous retrouvons donc tous chez Persi où nous prenons un bon petit déj' revigorant. Nous faisons la connaissance de sa femme et de ses deux petits jumeaux de sept ans bien sympathiques. En tout cas, les Péruviens ont le sens de l'hospitalité et on se sent tout de suite comme chez nous. Le programme de la journée est simple : derniers achats de produits frais (fruits et légumes), quête de renseignements sur les conditions en montagne à la Casa de Guías (malheureusement en effervescence suite à une récente avalanche sur les pentes du Huascaran) et répartition des charges que devront porter les ânes à partir de demain. J'en profite aussi pour faire mes premières emplettes de souvenirs et de cartes postales. La rue principale de Huaraz est aussi la plus touristique avec ses magasins de matériel de montagne (essentiellement de la location de matériel vétuste laissé par des expéditions antérieures), de photo et de souvenirs et ses agences de tourisme d'aventure (andinisme, trekking, rafting, canyoning... il y a de tout). Vers six heures de l'après-midi, alors que nous commencions sérieusement à être préoccupés, Andrew fait son apparition, rayonnant, avec toutes ses affaires. Il a finalement passé la nuit dans un des meilleurs hôtels de Lima aux frais d'Aeroperú avant de récupérer ses bagages ce matin seulement et d'effectuer le voyage dans la journée en compagnie de la bande de Suisses. Comble de chance, en bricolant un peu la douche, j'arrive à obtenir un filet d'eau tiède : quel régal, d'autant plus que ce sera le dernier avant pas longtemps...

Ce soir, nous invitons Persi au resto où je m'offre un superbe Lomo saltado a lo pobre (lamelles de viande de boeuf frites bien assaisonnées et copieusement accompagnées de riz, oeufs et banane frite ; un régal !) pour la modeste somme de 6 Soles (environ 14 Francs !). La vie au Pérou est vraiment bon marché ; rien à voir avec le coup de la vie au centre de Santiago. Ici, un dollar en poche suffit pour se croire riche !

Coucher avec les poules ou presque à dix heures trente ; on commence à rentrer dans le rythme montagne. Le rendez-vous est pris avec Persi et la micro demain matin à quatre heures (c'est pas encore cette nuit qu'on dormira beaucoup), et la journée risque ensuite d'être longue...

LUNDI 30 JUIN : marche d'approche, día uno

L'organisation de Persi est sans faille et à quatre heures cinq la micro est chargée et prête à partir. Trois heures de chemins de terre nous mènent, en passant par la petite ville de Caraz , de Huaraz à Cashapampa, un hameau perché à 2950 mètres d'altitude, le vrai point de départ de notre expédition. L'Alpamayo se rapproche... Mais finis les avions ou autobus, ce sera désormais à la force des mollets et des bras qu'il faudra poursuivre notre aventure !

Notre arrivée au village fait sensation et de nombreux gosses partageront notre copieux petit déjeuner pendant que les adultes font la chasse aux ânes qui nous aideront à monter tout notre chargement jusqu'au camp de base, deux jours plus haut. Nous faisons aussi la connaissance de deux Français qui viennent d'arriver au Pérou pour trois semaines et qui projettent aussi de gravir l'Alpamayo, nous les retrouverons plusieurs fois au cours de cette semaine.

Vers huit heures trente, nos deux arrieros, Don Pedro Caballero et son fils Julio, reviennent précédés de nos sept ânes. Le temps de les bâter, de les charger et la caravane s'ébranle un peu avant neuf heures trente. Cette fois-ci, pas de doute, on est bien parti !

Les dernières maisons dépassées, nous commençons à nous enfoncer dans un cajón assez encaissé (pour un cajón , c'est plutôt normal...). C'est l'entrée de la quebrada de Santa Cruz que l'on va remonter jusqu'à demain midi. Le paysage est plus que sympathique et me fait penser un peu aux Alpes bien qu'en plus grandiose. Chaque lacet du chemin laisse apparaître de nouvelles crêtes, toujours plus hautes et plus lointaines ; oui décidément, ces montagnes sont à une autre échelle que celles que nous connaissons en Europe... Nous longerons toute la journée le torrent qui courre au fond de cette quebrada, profitant d'une longue pause de deux heures à l'heure du déjeuner pour profiter des talents de cuistot du Tío. Il sera désigné à l'unanimité cocinero en jefe de l'expédition et à juste titre ; il n'a pas son pareil pour transformer une minable soupe Knorr en une potée succulente ou pour préparer une salade de tomates à 4500 mètres d'altitude !

Dans l'après-midi, au fur et à mesure de notre montée, je note la différence entre cette partie péruvienne de la Cordillère des Andes et celle du Chili : ici les nevados effilés et élégants remplacent avantageusement les cerros arides et pelés qui entourent Santiago. Le paysage est plus verdoyant dans la vallée ; enfin un peu de végétation ! Par contre, la faune sauvage est toujours aussi rare, ici point de lamas ou de condors comme on pourrait s'y attendre (j'ai lu Tintin et le Temple du Soleil comme tout le monde !), mais seulement quelques oiseaux peu farouches et surtout des hordes de moustiques voraces qui ne nous laisseront aucun répit jusqu'au lendemain matin. Gare aux mollets et aux avant-bras !

Le rythme est bien tranquille (nos ânes ne sont pas des bêtes de course...) et la montée est vraiment très agréable, le coeur et les épaules légers (les sacs à dos sont quasiment vides, ce qui ne gâche rien). Qu'est-ce qu'on est bien, loin des bruits et de la pollution hivernale de Santiago ! Vers quatre heures de l'après-midi, nous arrivons au terme de notre première étape et déchargeons les ânes sur les bords du lac Ichiqcocha, vers 3800 mètres d'altitude. Nous y retrouvons nos collègues Français déjà installés. Le campement est vite monté et déjà les réchauds ronflent allégrement. Soupe, salade de tomates, pâtes, saucisses, fromage, mandarines... ; ce n'est pas ce soir que l'on va mourir de faim ! La bonne humeur générale est alimentée par les histoires du Tío, toujours à dormir debout, et les huevadas de Roberto, le clown de la bande. Le franchute et le gringo sont à l'honneur depuis hier soir et çà chambre dur !

Mais bien vite tout le monde rejoint sa tente ; il ne fait plus très chaud et surtout la journée a été longue...

MARDI 1er JUILLET : marche d'approche , día dos

Lever six heures, enfin pas tout à fait pour tout le monde... Il faut quasiment que je les sorte du sac de couchage un par un ; pas bien vaillante l'équipe ce matin ! C'est qu'aujourd'hui, j'ai l'intention de m'avancer un peu avec Andrew pour mettre toutes les chances de notre côté pour notre ascension. Classiquement, le deuxième jour de marche d'approche mène les prétendants à l'Alpamayo jusqu'au camp de base vers 4300 mètres d'altitude. Ne disposant que d'une semaine pour faire le sommet, nous avons décidé, Andrew et moi, de dépasser le camp de base pour bivouaquer en haut de la moraine qui le surplombe. Autant de gagné pour demain mercredi, ce qui nous permettra d'arriver plus frais au camp d'altitude et d'envisager le sommet pour jeudi ; beau programme sur le papier...

Finalement, j'arrive tant bien que mal à faire se lever les plus fainéants à grands coups de promesses d'un thé bien chaud. Je suis aidé par le Tío qui, une fois de plus, a pris les choses en main pour le petit déj'. Déjà le doux fumet odorant de ses chapatis (galettes de farine et beurre préparées sur place : une recette ramenée d'une de ses expéditions en Himalaya) fourrés à la saucisse, au fromage et aux oeufs se fait sentir dans tout le campement. Les premiers servis sont nos arrieros Pedro et Julio que nous nourrissons comme il se doit (cela fait partie du "contrat"). A voir leur mine réjouie, çà ne doit pas être mauvais !

Pendant que Julio part de nouveau à la chasse aux ânes, qui ont passé la nuit à brouter tranquillement aux alentours du camp, nous réorganisons les charges toujours dans la bonne humeur et ce n'est vers neuf heures seulement que tous les sacs sont près... ou presque ; Roberto a le malheur de laisser traîner son assiette en plastique et aussitôt s'improvise un match de freesbee endiablé. Un bon échauffement pour la journée à venir ! C'est un peu essoufflés (on est quand même à 3800) que nous reprenons la route pour rattraper notre caravane qui n'a pas daigné nous attendre.

Ce deuxième jour de marche d'approche nous fait pénétrer dans l'antichambre de la haute montagne. Les premiers nevados apparaissent en ligne de mire, principalement le Rinrijirca qui nous dominera toute la matinée du haut de ses 5810 mètres et ferme le fond de la quebrada de Santa Cruz, mais aussi le Pumapampa qui nous offre sa face sud de toute beauté ou le Caraz qui nous laisse entrevoir sa crête sommitale enneigée à plus de 6000 mètres. Que de merveilles entourent le lac Iotuncocha ! La Cordillère Blanche est autant le paradis du randonneur que celui de l'andiniste...

Çà et là, nous croisons quelques grimpeurs qui redescendent et quelques Péruviens accompagnés de leurs mules. Apparemment, la face SW de l'Alpamayo est dans de bonnes conditions, génial ! Il n'en est pas de même en revanche de la face nord du Quitaraju, second sommet convoité par nos amis chiliens pour leur deuxième semaine dans la vallée. Tant pis, ce ne sont pas les montagnes qui manquent par ici. Je fais route avec Andrew et Roberto, en éclaireurs et çà continue de rigoler ferme... On ne risquerait pas de voir de marmottes, même s'il y en avait ! Vers onze heures, le chemin nous fait traverser en diagonale le fond de la vallée couvert de sable fin. Il ne manque que le cri des mouettes pour se croire au bord de la mer et l'on ne résiste pas au plaisir d'une séance de bronzette intégrale en attendant le reste du groupe. Ce n'est pas tous les jours que l'on peut faire des châteaux de sables à l'altitude de l'Aiguille du Midi !

Vers midi et après une petite pause, le profil du sentier change. Nous abandonnons la quebrada de Santa Cruz pour rejoindre sur notre gauche celle de Arhuaycocha plus abrupte. Enfin çà monte ! A chaque lacet apparaissent de nouveaux sommets et le paysage se fait plus grandiose... D'abord l'impressionnant Artesonraju dans notre dos puis enfin, enfin ! le fameux Alpamayo que l'on prendra toute l'après-midi pour le Santa Cruz... Quelle honte ! Des semaines à en parler et à en observer des photos et on n'est même pas capable de le reconnaître une fois à ses pieds... Il faut dire à notre décharge que cette face de l'Alpamayo est la moins connue de toutes et que, vu d'ici, il n'a pas sa forme pyramidale caractéristique. Il n'en n'est pas moins superbe de ce côté là aussi ; à juste titre, certains la considèrent comme la "montaña nevada la más bella del mundo" ...

Peu après une heure et demie de l'après-midi, après avoir traversé des pâturages où déambule tranquillement un troupeau de vaches (à 4200 mètres d'altitude tout de même !), nous atteignons le camp de base où nous avaient précédés les ânes et nos deux arrieros. La végétation est ici incroyable et l'on a du mal a réaliser que l'on est si haut. Le camp de base se cache au milieu d'une véritable forêt de queñuales, parsemée de petits ruisseaux ; un enchantement... Don Pedro nous remet vite de notre erreur en ce qui concerne notre montagne et l'on s'attaque aussitôt au déchargement et au tri du matériel et de la nourriture. C'est que le temps presse pour Andrew et pour moi si l'on veut monter la moraine avant la nuit.

Vers quatre heures enfin, nous sommes fin prêts et après les inévitables photos souvenirs et les dernières embrassades, nous quittons nos amis chiliens... A nous la montagne !

L'euphorie des premiers mètres s'évanouit bien vite ; que les sacs sont lourds ; au moins 25 kilos, et que cette moraine est raide ! Cà tire la langue du côté des gringos. Vers six heures, il nous apparaît évident que nous n'atteindrons pas le sommet de la moraine avant la nuit. Le bivouac va s'imposer, mais où ? Tout n'est ici qu'éboulis inclinés, rien de plat alentour. Au bout d'une demi-heure enfin, il faut se résoudre à faire avec les moyens du bord. Je trouve un rocher vaguement horizontal où étendre mon tapis de sol et Andrew dormira à même le sentier, à cet endroit à peu près plat. Il faut espérer que personne n'a prévu de redescendre au camp de base cette nuit !

La soirée ne commence pas trop mal et après un dîner frugal, nous voilà bien au chaud dans les sacs de couchage à compter les étoiles... Las ! Peu avant minuit, celles ci disparaissent et laissent place à un plafond de nuages menaçants. Déjà les premiers flocons de neige font leur apparition et c'est la débandade dans nos rangs ! Pas question de monter le tente bien sûr sur cette moraine inclinée et on se protègera comme on peut ; Andrew s'enroule dans le double toit de la tente pendant que j'essaye de me cacher sous le tapis de sol... Le reste de la nuit sera plutôt humide, quel pied ! Mais.nous avons de la chance dans notre malheur : à cette altitude (environ 4800 mètres) c'est de la neige qui tombe et çà vaut toujours mieux que de la pluie.

MERCREDI 2 JUILLET : montée au campamento alto

Au petit matin, la tableau n'est pas bien rose ; nos sacs de couchage sont humides et malgré quelques éclaircies passagères, çà n'en finit pas de neiger. Le sommet de l'Alpamayo semble s'éloigner de nous un peu plus chaque minute... quelle déveine ! Mais restons positifs ; au moins, pas de problèmes pour se procurer l'eau pour le thé : il suffit de racler la neige sur les rochers environnants. Un peu avant huit heures, nous avons la surprise de voir monter quelqu'un. Il s'agit de Marco qui travaille comme porteur pour un guide américain et son client, qui sont en ce moment un peu plus haut au sommet de la moraine. Nous l'invitons à se réchauffer un peu autour d'un tarro de thé et il nous transmet les nouvelles fraîches du camp de base. Vu le temps, nos compagnons chiliens vont différer leur montée au camp d'altitude d'une journée. Catastrophe ! Nous n'avons qu'une seule corde simple de 50 m pour l'ascension de l'Alpamayo car il était prévu que toute la bande nous rejoigne ce soir en haut avec une deuxième corde... "¿ Que hacemos  ?". Après quelques instants de doutes et de découragement, la décision est prise ; nous allons jouer à fond la carte du beau temps. De toutes façons, nous n'avons pas le choix, les jours nous sont comptés. Je redescendrai au camp de base pour chercher la corde pendant qu'Andrew fera plusieurs navettes pour monter tout notre équipement quelques dizaines de mètres plus haut sous un énorme rocher que nous indique Marco pour tenter de faire sécher les affaires.

Et bien nous en prend ! Le temps ne va cesser de s'améliorer au cours de la matinée et la motivation reprend le dessus. Mon arrivée au camp de base fait sensation : "¿ Que pasó  ?". Je raconte rapidement nos mésaventures en engloutissant un chapati du Tío (au moins, je n'aurai pas tout perdu en redescendant !), je charge la corde et c'est parti ! Le rythme est bien différent de celui de notre montée de hier soir..., quel plaisir de marcher sans poids, et sous un ciel de plus en plus dégagé. Je retrouve Andrew alors qu'il effectue sa dernière rotation, une heure et demie après l'avoir quitté ; rien à voir avec les deux heures trente de montée d'hier !

Nous patientons une bonne heure, le temps que nos sacs sèchent et nous reprenons le chemin vers le haut. Il est malheureusement bien tard (onze heures et demie) et mon projet de rejoindre le camp d'altitude tôt cet après-midi pour pouvoir envisager l'ascension demain matin tombe à l'eau. Au bout d'une demi-heure, nous chaussons les crampons (vraiment, il nous aura manqué vraiment peu pour atteindre le sommet de la moraine hier soir...) et sortons la corde ; les choses sérieuses commencent !

Nous passerons plus de cinq heures sur le glacier à faire péniblement la trace dans la neige fraîche tombée dans la nuit. Heureusement, au milieu de l'après-midi, les deux Français, plus en forme et surtout moins chargés, nous relaieront à notre grand soulagement. Ils effectuent aujourd'hui un portage au col où se trouve le camp d'altitude et redescendront ce soir dormir sur la moraine. Le glacier est bien crevassé et quelques ponts de neige ne donnent pas envie d'y danser dessus ! Je passe pour la première fois la barre fatidique des 5000 mètres d'altitude, alors que l'on n'a même pas encore dépassé la moitié du glacier ; que c'est haut, que c'est haut !

Vers six heures enfin, nous sortons exténués du dernier mur raide que surplombe le col, à 5350 mètres d'altitude. La montagne se défend mais soyons beaux joueurs, elle nous le rend bien aussi ; nous débouchons au col juste à temps pour admirer un coucher de soleil fabuleux sur la face SW de l'Alpamayo : quelle spectacle !

La tente est vite montée et c'est calentitos dans nos duvets que nous nous mijotons un dîner bien mérité. Vu notre état de fatigue, nous décidons de prendre un jour de repos demain et reportons l'ascension à vendredi. Il faudra être rapides pour rejoindre le camp de base le jour même...

JEUDI 3 JUILLET : acclimatation au campamento alto

Grasse mat' bien méritée ce matin, enfin tout est relatif puisqu'à huit heures, le réchaud ronronne déjà depuis un bon moment. C'est qu'il faut faire fondre des casseroles et des casseroles de neige pour obtenir un litre de thé bien chaud. Je constate avec plaisir que l'altitude ne m'affecte quasiment pas, même si l'on n'a pas effectué cette approche dans les règles de l'art. Un léger mal de tête seulement au réveil qui disparaît avec la première aspirine. Il faut dire que le mal des montagnes, ou sorroche comme ils l'appellent au Pérou, se fait beaucoup moins sentir ici que sur les cerros chiliens par exemple. Située relativement proche de l'Equateur (12º de latitude sud seulement), la Cordillère Blanche du Pérou est beaucoup moins aride et bénéficie d'une atmosphère plus riche en oxygène, ce qui doit expliquer entre autres pourquoi l'on trouve encore des arbres au camp de base, à plus de 4300 mètres d'altitude.

Le temps est aujourd'hui splendide et une cordée est déjà engagée dans la face. Nous pouvons enfin nous donner à coeur joie à l'observation de cette fameuse montagne. L'emplacement du camp est vraiment privilégié et constitue l'un des plus beaux belvédères qui soient. La face NW de l'Alpamayo a elle seule justifie bien sa réputation ; c'est beau, c'est beau, et c'est beau ! Et qu'est-ce qu'on est bien, si haut. Un peu venté peut-être mais bon, faudrait pas être trop exigeant quand même ! Nous vérifions que la "voie française" n'existe plus que dans les topo-guides (un pan entier de la face s'est effondré il y a deux ans juste à son attaque) et observons la progression de la cordée un peu plus à gauche , dans la classique "voie Ferrari" que nous projetons pour demain. Mais le spectacle ne se limite pas à notre montagne fétiche ; la vue est aussi imprenable sur le Santa Cruz (6259 m), le Quitaraju (6036 m) et, lorsque l'on regarde vers le sud, sur le massif imposant constitué par les sommets du Huascaran (6768 m et point culminant du Pérou) et ceux du Chopicalqui (6354 m). Que de montagnes et que de projets potentiels !

Un peu avant midi, nous partons en direction de la face, histoire de nous dégourdir un peu les pattes, de déposer un peu de matériel au pied de la rimaye (toujours çà de moins à porter demain matin) et surtout de voir d'un peu plus près l'attaque de la voie. L'approche est un peu pénible ; le vent ayant effacé la trace faite par la cordée du matin, il nous faut encore patauger dans la neige fraîche... Heureusement, les sacs sont légers. Nous mettons quasiment deux heures pour rejoindre la rimaye et repérer l'attaque. La cordée a déjà entrepris la descente en rappel de la face et les deux Américains nous rejoignent bientôt, tout heureux de leur succès. La voie est apparemment en bonnes conditions, principalement en glace ; çà promet pour demain ! Nous entamons la descente pour rejoindre le col et notre tente que nous atteignons vers trois heures.

Nous passons le reste de l'après-midi à batailler avec le réchaud d'Andrew qui ne veut rien savoir ; la pompe du réservoir à essence est morte, nous voilà bien ! Cet incident a bien failli me dégoûter à jamais des soi-disant super réchauds MSR. Ah çà, quand ils marchent, ce sont de véritables bombes, mais leur fiabilité est à revoir... Heureusement, nous avons de nouveaux voisins qui viennent d'arriver et qui possèdent le même modèle de pompe ; nous aurons de la soupe pour ce soir et de l'eau pour demain !

Le soleil nous gratifie encore d'une belle lumière avant de se coucher derrière le Santa Cruz, même si çà ne vaut pas l'atardecer d'hier (ciel dégagé oblige ; on ne peut pas tout avoir). Nous nous enfilons vite fait dans nos sacs de couchage où nous fourrons aussi tout ce qui craint le froid (piles électriques, chaussons, gants : il ne reste plus beaucoup de place pour étendre les jambes mais quel plaisir demain matin de trouver tout çà calentito). A sept heures, extinction des feux ; demain, c'est le grand jour !

VENDREDI 4 JUILLET : sur les pentes de l'Alpamayo

Trois heures, nos montres sonnent de concert. Il n'a pas fait bien chaud cette nuit et tout est gelé à l'intérieur de la tente. Vite la gamelle d'eau est sur le feu qui heureusement ne joue pas les capricieux ce matin. On s'habille chaudement (la face reste dans l'ombre une grande partie de la matinée), puis c'est le rituel du baudrier, des crampons et de la corde et nous voilà partis, rumbo al Alpamayo.

Avec le froid, la neige est ce matin beaucoup plus agréable et nous ne mettons qu'un peu plus d'une heure pour rejoindre le pied de la face que nous atteignons au lever du jour. Une cordée est déjà à l'oeuvre dans la voie ; il s'agit du guide américain et de son client engagés dans la première longueur à la frontale. Plus bas derrière nous, viennent nos deux voisins du col ; nous ne serons donc pas tous seuls dans la face aujourd'hui. Andrew attaque le passage de la rimaye peu après six heures. Nous sommes retardés quelques minutes par la cordée qui nous précède ; le client apparemment un peu empoté a perdu un crampon ! Heureusement pour lui, la rimaye ne l'a pas avalé et, treuillé par son guide, il peut redescendre le chercher. Çà ne nous arrange pas trop, nous qui sommes pressés... J'en profite pour admirer le lever de soleil et les sommets qui, derrière moi, s'illuminent un à un ; quel spectacle une fois encore !

La première longueur se libère enfin et nous rentrons tout de suite dans le vif du sujet. La pente est plus forte que ce à quoi je m'attendais et je ne rechigne pas à perdre un peu de temps pour poser quelques broches à glace. De relais en relais, les longueurs s'enchaînent et le vide se creuse entre nos jambes. Ambiance, ambiance... Notre progression est lente mais régulière jusqu'à la moitié de la face. Le guide et son client sont déjà bien hauts, et la cordée qui nous précédait finira par nous dépasser. Une vingtaine de mètres sous le rocher qui marque les deux tiers de la voie, nous rencontrons une glace bien dure recouverte de quelques centimètres de neige. Impossible de s'y assurer correctement avec nos pieux à neige, et comble de malchance, nos broches sont rendues inutilisables par les carottes de glace qui les remplissent et qui avec le froid sont devenues indécollables... J'installe un relais foireux avec mes deux piolets et ce que je peux faire rentrer d'un pieu à neige..., à ce moment, je n'en mène pas trop large !

Andrew me rejoint puis me dépasse pour poursuivre la longueur suivante, et là, même problème ; comment se protéger ? Les pieux se tordent mais n'entrent pas et les broches sont toujours aussi récalcitrantes. Une d'entre elles, d'ailleurs, va se payer le grand saut jusqu'au pied de la face... Dommage vu son prix, mais dans ces moments-là, c'est le genre de détails qui passe au second plan. Enfin Andrew peut rejoindre le relais suivant qui surplombe le rocher, mais combien de temps aurons-nous perdu dans cette longueur ? Trois-quarts d'heure, une heure ? Ce qui est sûr, c'est qu'elle nous aura fait perdre le sommet... Andrew est assez éprouvé, tant physiquement que mentalement et moi je ne vaux guère mieux après plus d'une heure pendu à mon relais foireux ! Nous poursuivons une longueur encore, moins délicate pour atteindre l'altitude d'environ 5850 mètres. Le champignon de neige suspendu qui marque l'arête sommitale et la dernière longueur semble à portée de main, soixante mètres tout au plus. Mais il faut se rendre à l'évidence ; il se fait tard (déjà onze heures !), nous n'avançons pas bien vite et il nous manque les broches nécessaires pour protéger la longueur suivante, toute en glace. Après un bref conciliabule, nous décidons que le plus sage est d'entamer la descente.

Quelle ironie !, si près du but..., soixante-dix mètres, deux longueurs, çà ne parait rien comme çà et pourtant, je continue à croire que l'on a fait le bon choix. Il aurait été possible de continuer si l'on n'avait pas eu à rejoindre le camp de base le jour même, mais mon avion part de Lima dimanche et il nous faut être à Huaraz demain soir samedi au plus tard... Il nous aura manqué un peu de tout ; de chance pour le temps, de technique et de résistance dans la voie, d'expérience aussi... Quelle aventure tout de même ! L'Alpamayo en une semaine, cela valait le coup d'essayer. Mais c'est ainsi ; la montagne ne se donne pas sans résister et c'est ce qui fait son charme.

Nous commençons donc la série de rappels qui nous ramènent rapidement au bas de la face. Chaque relais que je quitte m'éloigne un peu plus du sommet..., avec tout de même un petit pincement de coeur. Au pied de la voie, comme pour nous redonner un peu d'entrain, nous avons la bonne surprise de retrouver notre broche "volante" solidement fichée dans la neige de l'autre côté de la rimaye. Nous nous accordons une bonne pause pour savourer toutes les émotions de la matinée... En fin de compte, je ne suis même pas trop déçu ; on a joué, on a perdu mais qu'est-ce qu'on s'est amusé ! Ce qui est sûr, c'est qu'est en train de naître en moi une envie furieuse de revenir dans cette région ; il y a tellement de sommets à gravir et de vallées à découvrir...

Bientôt, nous sommes rejoints par le guide américain et son client. Après les félicitations et les photos d'usage, nous les laissons pour poursuivre notre descente ; c'est qu'on n'est pas d'ici ! Nous retrouvons la tente vers deux heures de l'après-midi. Le campement s'est agrandi avec l'arrivée de nos deux amis Français. Après leur avoir conté nos aventures, nous remballons le campement et leur léguons la quasi-totalité de la nourriture qui nous reste (et dieu sait si il en reste ; je comprends maintenant pourquoi nos sacs étaient si lourds à la montée). Nous leur confions aussi un peu de matériel (corde, pieux, piolets) pour nos compagnons chiliens qui devraient arriver d'ici peu et entamons la descente du col. Un dernier regard en arrière sur la voie Ferrari et nous basculons en versant sud.

A quelques mètres seulement sous le col, quelle n'est pas notre joie de retrouver toute la bande de joyeux Chiliens. Accolades, embrassades, rapide récit des péripéties des uns et des autres, ultimes recommandations et nous poursuivons chacun notre chemin. La descente du glacier est moins laborieuse que sa montée mais la fatigue de ces deux jours passés au dessus de 5300 mètres d'altitude se fait sentir et c'est avec soulagement que, vers cinq heures et demie, nous prenons pied sur la moraine. A peine le temps de souffler et nous voilà déjà repartis vers le bas. Quelle est longue cette descente..., quand je pense que je n'ai mis qu'une demi-heure avant-hier pour aller chercher la corde ! La nuit nous surprend une fois de plus, mais cette fois-ci, nous connaissons le chemin...

Peu après sept heures, exténués, nous arrivons enfin au camp de base où nous avons la joie de retrouver Ricardo. En petite forme, il a préféré rester au camp de base plutôt que de retarder les autres dans la montée. Il se rattrapera la seconde semaine. Nous mourrons de faim et Ricardo s'improvise en un tour de main chef cuistot en remplacement du Tío. Soupe, purée, pâté, thon, mayonnaise, fromage, pain..., tout y passe. Il faut dire qu'en altitude on mange relativement peu tout en dépensant pas mal d'énergie. Marco, que nous avions connu sur la moraine, se joint à nous et nous l'invitons à partager notre "festin". Malgré la fatigue, nous poursuivons cette soirée dans la bonne humeur, la dernière que nous passons dans la Cordillera Blanca ...

SAMEDI 5 JUILLET : et l'aventure continue...

Ah quelle bonne nuit ! Vers sept heures, un peu courbaturés, nous émergeons à contrecoeur de nos duvets douillets. Marco nous a certifié hier soir que l'on ne met pas plus de cinq heures pour rejoindre Cashapampa. Nous prenons donc tout notre temps pour déjeuner, préparer les sacs (qui une nouvelle fois vont peser lourds sur les épaules...) et admirer une dernière fois l'Alpamayo. Une petite pensée pour nos amis chiliens qui, si tout se passe bien pour eux, doivent être en ce moment même engagés dans la voie, une dernière despedida de Ricardo, et vers neuf heures nous voilà partis, la fleur entre les dents, sans la moindre idée de ce qui nous attend...

Si la montée de cette quebrada de Santa Cruz était des plus agréables, sa descente va en effet s'apparenter à un véritable chemin de croix. Nous devons arriver à Cashapampa avant trois heures cet après-midi pour profiter du dernier colectivo qui descend à Caraz, dans la vallée. Confiant dans l'horaire que nous a indiqué Marco, nous entreprenons la descente tranquillement. Au bout d'une heure, nous rejoignons la quebrada de Santa Cruz et commençons à traverser sa plage de sable en diagonale. La pluie de mardi soir a singulièrement transformé le terrain et soudain, Andrew se retrouve les pieds pris dans la boue, incapable de s'en sortir : des sables mouvants ! Çà y est, j'ai compris pourquoi on n'aperçoit pas la mer ; nous sommes au Mont-Saint-Michel à marée basse ! Je l'aide à en sortir et nous rejoignons à grand peine la terre ferme quand tout à coup, on nous appelle à grands cris : " ¡ Gringos, por favor, vengan a ayudarnos  . ..!! ".

Tant absorbés que nous étions par la recherche d'un chemin plus consistant vers la terre ferme, nous n'avions pas remarqué ce groupe de trois Péruviens à une centaine de mètres. En y regardant de plus près, nous nous apercevons que ces trois campesinos sont en fait en train d'essayer de sortir des sables mouvants une vache, qui a eu le malheur de s'aventurer un peu trop loin. Que faisons-nous ? Dilemme ; d'un côté, le colectivo de trois heures et l'avion pour Santiago, de l'autre cette pauvre bête bloquée dans la boue... Finalement, voyant le peu de méthode employée par les trois Péruviens (ils espéraient sortir la vache en la tirant par la queue et par les cornes...), nous décidons d'aller donner un coup de main.

La tâche est loin d'être facile et il nous faudra plus d'une heure et demie, creusant, tirant ou poussant à l'aide de cordes et de bouts de bois trouvés dans les alentours, pour qu'enfin, nous arrivions à extraire la vache du sable. Las ! la pauvre bête, malgré tous nos encouragements, reste étendue sur le sol, incapable de se redresser... Nous lui avons certainement cassé quelque chose dans la manoeuvre... Ne pouvant plus rien pour elle, nous l'abandonnons à son triste sort et il est quasiment midi quand nous reprenons le chemin de la descente, crottés et nos vêtements imprégnés d'une forte odeur de vache...

La descente infernale commence ; trois heures pour rejoindre Cashapampa, çà s'annonce difficile... Au pas de course, nous retrouvons tous les paysages de la montée ; le lac Iotuncocha, celui de Ichicqocha à côté duquel nous avions passé notre première nuit. Mais malheureusement, nous ne disposons pas d'une minute pour profiter une dernière fois de ces paysages ; l'heure tourne et bien trop vite à notre goût. Après avoir changé de chaussures (mes coques plastiques m'ayant gratifié de superbes ampoules !), je passe la vitesse supérieure et pars en éclaireur, les yeux rivés sur ma montre. Bien vite pourtant, il faut se rendre à l'évidence ; nous n'arriverons jamais en bas avant trois heures. ¡ maldita vaca ! Andrew me rejoint dans les derniers mètres et c'est dans un état lamentable que nous arrivons enfin à Cashapampa : suants, puants, déshydratés, morts de fatigue, nous posons nos sacs vingt minutes après le passage du dernier colectivo...

Mais notre désespoir n'est que de courte durée, on nous assure que de temps en temps passe une camionnette qui, pour quelques Soles, peut nous descendre jusqu'à Caraz. Il ne nous reste plus qu'à attendre... Nous en profitons pour nous réhydrater avec force bouteilles de Coca-Cola et Fanta (le retour à la civilisation est sans transition !) au "bar" du coin, stratégiquement placé à la sortie du chemin, et pour nous faire une foule de petits amis. Chaque nouveau groupe de gringos qui apparaît est aussitôt entouré d'une nuée de gamins quémandant une pièce ou quelque chose à se mettre sous la dent. Malheureusement pour eux, il nous reste très peu de nourriture, ayant tout laissé au camp de base pour nos amis chiliens. Nous arrivons quand même à contenter la dizaine qui nous entoure avec le pain, le fromage et les cacahuètes, vestiges de notre repas de midi que nous n'avons pas eu le temps de prendre...

Vers cinq heures, enfin, apparaît une camionnette sur le chemin. Après une brève négociation du prix (pas fou le chauffeur, il voulait nous faire payer cinq fois le tarif normal...), nous grimpons à l'arrière au milieu de sacs de fruits et de légumes en compagnie d'une Péruvienne accompagnée de ses deux petites filles et d'une Suissesse qui, comme nous, était restée en rade à Cashapampa. Un dernier coup d'oeil à l'entrée de la quebrada de Santa-Cruz et la descente cahoteuse commence. A chaque virage, disparaissent un peu plus les nevados qui nous ont entourés toute cette semaine. Une chose est sûre désormais ; je serai de retour dans le coin l'année prochaine. Pas encore parti et déjà une folle envie de revenir !

Nous traversons de nombreux hameaux où nous ne passons pas inaperçus ; les gamins nous saluent à grands cris de "¡ Holá, gringos !" , auxquels nous répondons à leur grand étonnement (apparemment, la majeure partie des gringos de passage ne parlent pas un mot d'Espagnol) "¡ Holá, Peruanos !". Nous atteignons Caraz à la tombée du jour où, au milieu du marché, nous changeons de colectivo pour poursuivre jusqu'à Huaraz. Les gens nous regardent un peu de travers (il est vrai que notre aspect est toujours aussi repoussant) mais nous ne devons pas être les premiers qu'ils voient dans cet état...

A Huaraz, il nous reste peu de temps avant le bus de vingt-deux heures pour Lima pour passer chez Persi et boucler nos sacs. Une vague douche tiédasse (le système archaïque de la Posada Azul a l'air d'être le standard au Pérou...) nous donne un aspect un peu plus présentable même si Andrew n'a plus de pantalon de rechange ; une persistante odeur de vache nous accompagnera donc jusqu'à l'aéroport demain soir ! Nous saluons ce brave Persi qui aura été sympa et serviable jusqu'à la dernière minute. Rendez-vous est déjà pris pour l'année prochaine ! Une bonne surprise nous attend dans le bus à la vue des imposants sièges Pullman molletonnés ; je ne pensais pas trouver tant de confort dans un bus péruvien (comme quoi, il faut se méfier des préjugés...). La fatigue de la journée nous plonge bien vite dans un sommeil peuplé de montagnes merveilleuses et paysages grandioses...

DIMANCHE 6 JUILLET : paseo en Lima

Un peu après cinq heures du matin, le bus arrive dans les faubourgs de Lima. Suivant les instructions de Persi, nous nous jetons dans un taxi qui nous conduit près de l'aéroport à l'appartement d'une certaine Señora Olga, chez qui notre ami loue une chambre à l'année..., enfin une pièce qui sert plutôt de débarras qu'autre chose mais qui nous conviendra parfaitement pour laisser nos affaires à l'abri pendant la journée. Le quartier est plutôt sinistre et n'inspire pas confiance ; preuve en est que la fameuse Señora Olga, après que nous l'ayons réveillée, refuse d'abord de nous ouvrir prétextant qu'à cette heure matinale le quartier est bien trop dangereux pour s'aventurer dehors ! J'obtiens enfin qu'elle me passe par sa fenêtre les clés de la piaule de Persi où nous pénétrons avec soulagement... Nous formions vraiment une proie de choix pour les ladrones potentiels : deux gringos lourdement chargés perdus dans un quartier"craignos" de Lima à cinq heures du mat'...

Après nous être allongés quelques instants sur un matelas éventré et poussiéreux qui traînait dans le coin, nous attendons que la lumière du jour rende les abords de l'appartement un peu plus sûrs pour partir à la découverte de Lima. Le programme de la journée est simple : écumer la feria de artesanía de l'avenue de la Marina à l'autre bout de la ville. Le trajet en colectivo nous donne un rapide aperçu de ce qu'est Lima ; pas de doute, le Pérou n'est encore très pauvre et il faudra encore certainement de nombreuses années avant que Lima ne ressemble à Santiago.

Nous arrivons au fameux marché alors que la majeure partie des locales ne sont pas encore ouverts. Commence alors une journée de marchandage bien sympathique. Le jeu n'a pas de règles et tout y passe ; feinte de désintéressement, menaces, étonnement, fraternisation, charme... tout est bon pour obtenir la remise maximale ! Vers dix huit heures, les sacs remplis à craquer de bonnets, pulls, tapis, poteries, chemises, bijoux, chapeaux, écharpes ou autres tonterías en alpaca, nous retournons à notre chambre. Mon avion décollant peu après minuit, il nous reste quelques heures pour visiter le centre de Lima. Nouveau trajet en colectivo bien folklorique, l'aide du chauffeur n'arrêtant pas de héler les passants à grands cris pour les inciter à monter dans sa micro plutôt que dans celle du concurrent juste devant lui...

Le centre de Lima est un peu plus présentable que les alentours de l'aéroport mais on en a vite fait le tour et après avoir discuté un long moment sur la Plaza de Armas avec quelques jeunes péruviennes en écoutant un groupe jouer de la musique andine, nous rejoignons de nouveau l'appartement de la Señora Olga. Par chance, nous hélons un taxi qui était en maraude dans le coin (autant ne pas trop s'attarder avec nos sacs bien remplis...) et nous filons directo à l'aéroport. Dans les couloirs, on continue à regarder Andrew un peu de travers (malgré tous ses efforts, son pantalon exhale toujours une subtile odeur de vache bovine !), mais nous ne sommes plus à çà près... Les bagages enregistrés (j'ai heureusement encore droit à mes 40 kilos), je laisse Andrew pour aller prendre mon avion. Le gringo ne rentre que demain sur Santiago et passera la nuit dans notre fameuse chambre.

Jamais aucun vol ne m'a paru aussi court ; endormi à peine l'avion décollé, je ne me réveille que sur la piste de l'aéroport Arturo Merino Benitez de Santiago... L'aventure touche à sa fin et la température bien fraîche de cette fin de nuit santiaguina me tire bien vite de mes rêveries. De nouveau le Chili, les mêmes micros toutes jaunes, les mêmes rues... Que cette semaine a passé vite !

Epilogue

Le temps de prendre une bonne douche brûlante (enfin, depuis le temps que j'attendais çà !) et me voilà déjà en route pour le bureau... Quel déphasage en si peu de temps ! Je retrouve avec plaisir mes collègues même si savoir que, comme d'habitude, ils devaient être pendus au téléphone au moment même où j'étais pendu à mon relais foireux me fait une drôle d'impression...

Le lendemain mardi, je passe voir Andrew à mon retour du bureau. Le pauvre n'a pas trop profité de son deuxième jour à Lima. En revenant d'une ballade dans le quartier Miraflores, il s'est fait agressé à l'intérieur de la micro dans laquelle il se trouvait. Heureusement pour lui, plus de peur que de mal, et la mésaventure ne lui aura coûté que les cinquante dollars qu'il avait en poche... La sensation d'insécurité que l'on avait aux alentours de l'appartement de la Señora Olga était donc bien fondée.

Toute la semaine, j'ai une petite pensée pour nos amis chiliens qui continuent leur vadrouille dans la Cordillera Blanca... Le dimanche soir, à mon retour d'une journée de ski fabuleuse à Valle Nevado (comme quoi, on s'amuse pas mal à Santiago non plus), je reçois un coup de fil du Tío, puis de Ricardo et enfin de Roberto...si avec tout çà je ne suis pas bien informé ! J'apprends le succès à l'Alpamayo des deux guaguas du groupe ; Roberto et Felipe sont en effet les seuls à avoir réussi le sommet, les autres ayant abandonné fatigués ou manquant de motivation... Même disposant de plus de temps, ce n'était donc pas si facile que cela. Un peu étonné, j'apprends aussi la brouille entre Susanna, Paulo et Alejandra et le reste du groupe pour une sombre histoire d'emplacement de tente ; les relations de promiscuité ne sont pas toujours faciles... Rendez-vous est pris pour samedi prochain chez le Tío pour un asado qui promet d'être grandiose. Ce sera l'occasion d'échanger les photos et de voir la vidéo que Felipe a filmée pendant ces quinze jours (avec en prime les images de l'ascension et du sommet !) et surtout celle de fêter la despedida de Andrew qui retourne définitivement aux Etats-Unis le jour suivant...

Une foule d'images, de merveilles et de souvenirs, des découvertes, de la camaraderie, des émotions fortes et des fatigues... Ce fut tout çà et plein d'autres choses encore, cette expé Wechupun-Cordillera Blanca . L'expé 97 est morte ; vive la 98 !